vendredi 10 décembre 2010

Tangraïsme sakha

Je n’envisage pas de discuter longuement du tangraïsme sakha car actuellement chaque sakha a sa propre perception de cette religion, parfois assez floue. Il me suffit de constater son existence, de parler du chamanisme, d’analyser les opinions sur la place de la tangraïsme dans la pédagogie populaire et les possibilités de confesser une autre religion.


Tangraïsme contemporain comme une religion

Il n’existe pas une définition, universellement reconnue, de la religion. C’est pourquoi, nous discutons ici d’une seule question : peut-on parler aujourd’hui de l’existence du tangraïsme sakha ?
La réponse est pour moi sans aucun doute affirmative. La Fête nationale sakha (Yssyakh) pendant le solstice d’été est la plus grande fête de la Yakoutie. Elle est inaugurée par les chamans blancs qui effectuent les cérémonies tangraïstes avec les prières traditionnelles.
Fiers de leur métier d’éleveurs de chevaux, les Sakhas restent fidèles à la tradition des « sergués » (poteaux sculptés) auxquels on attache les chevaux. Ces sergués sont érigés dans tout stade de village, dans toute espace à portée emblématique. Ils sont souvent décorés des croix tangraïstes et autres symboles traditionnels. On voit ces symboles partout : sur les vêtements, sur la vaisselle et les autres objets de la vie courante.
Les Sakhas aiment rencontrer la levée du Soleil sur le sommet d’une montagne ou dans l’autre endroit sacré. 



Ainsi, les Sakhas ressentent profondément le lien spirituel avec la nature de leur pays et ajoutent très souvent aux noms géographiques les mots "Mère", "Grand-Mère", "Dame". Ils disent : "notre Grand-Mère la Léna", "notre Dame la Bylyn". Il y a beaucoup de montagnes, de lacs qui s'appellent "la Grand-Mère" ; la terre sous la couche de gazon est appelée en sakha "iïe bor" (terre-mère), l'endroit le plus profond du lac est "iïe ou" (eau-mère), le noyau de la forêt composé de grands arbres est "iïe tya" (foret-mère). Les Sakhas pensaient qu'il existe des esprits protecteurs de la nature comme Baïanaï qui protège les forêts. Ces esprits ont des liens étroits avec Tangra ; la dégradation de l'environnement est considérée comme un péché qui entraîne des sanctions.
Le voyageur accroche aux arbres sacrés de passage des crins de son cheval et des cadeaux symboliques. Mais c'est surtout par le truchement du feu qu'on "nourrit" ces maîtres des lieux naturels. Avant chaque repas plus ou moins solennelle ou le pique-nique près du feu de bois, les Sakhas nourrissent l’esprit du feu comme les Huns (et les Romains) et récitent souvent une brève prière. On y lance des morceaux de pain, des gouttes de boisson. Son rôle vaut au maître du feu une place centrale dans le culte des esprits. Une offrande à lui s'adresse à tous et à chacun : il est personnalisé en tant que maître, porteur d'offrandes à tous les autres esprits protecteurs. Les rites et les coutumes populaires liés à cette conception du monde ont survécu à toutes les épreuves.



Beaucoup de superbes aires naturelles, lacs, montagnes, forêts, alas sont considérées comme les lieux sacrés et vénérés. Les "alas" sont les prairies parmi la taïga, résultat du dégel partiel des sols. Chaque alas, avec son lac poissonneux et giboyeux, nourrissait quelques familles sakhas qui habitaient dans les petits hameaux alentours. On vivait de l'élevage et de l'agriculture ; la chasse dans la taïga environnante et la pêche étaient des activités supplémentaires. On utilisait les arbres forts pour les constructions et les arbres morts pour le chauffage. La cueillette des baies était encore une des activités traditionnelles des habitants des alas : fraises et groseilles, mûres et framboises, airelles et busseroles mûrissent précipitamment durant le bref automne des hautes latitudes. On donnait à manger aux animaux sauvages afin de les retenir à proximité, de favoriser l'augmentation optimale de leur population. La chasse et la pêche ont été strictement réglementées ; on protègeait les animaux jeunes, les nids.
En 1996, la République Sakha (Yakoutie) a créé le Système des Hauts Lieux Sacrés (Ytyk Kere Sirder) - des réserves naturelles nationales. Ce système comprend les 6 parcs naturels nationaux, les 60 réserves de ressources, les 25 paysages protégés et de nombreux sites naturels nationaux. La Yakoutie a ainsi abordé le troisième millénaire en plaçant plus de 700 000 km2, environ 25% de son territoire, sous le régime des Hauts Lieux Sacrés.

Malgré tous ces faits, beaucoup de gens pensent que le tangraïsme sakha n’est pas une vraie religion car il n’y a pas les attributs habituels : icônes, statues des divinités et des saints, temples et livres sacrés.
Jean-Paul Roux explique bien l’absence des images et des statues du Dieu :

« Il me semble que les altaïques ont dû, sur ce point, comme sur maints autres, partager l’avis des Germains, qui, selon Tacite, estimaient « qu’enfermer Dieu dans une image était contraire à la grandeur céleste » » (Roux, Religion … , p. 232).

Les temples sont absents car on les érige principalement pour abriter les objets religieux. En 1222, Gengis Khan, en passant par Boukhara, s’est fait expliquer l’islam par des ulémas. Il a été d’accord avec la foi en Dieu unique et sans égal, a approuvé le rôle d’intermédiaire de Prophète et la pratique des cinq prières par jour. « Mais à propos de hadjdj (le pèlerinage à La Mecque), il dit : « L’univers entier est la maison de Dieu, à quoi bon désigner un lieu particulier pour s’y rendre ? » » (Roux, Histoire de l’Empire mongole, p. 216).
Ce qui concerne des livres religieux, le Bible est considérée actuellement comme un livre des mythes sur la création du monde et sur l’histoire du peuple juif, l’Evangile décrit la vie du Christ :

« Aux yeux du scientifique, les « textes sacrés » sont des récits mythiques qui ont incorporé des légendes, des récits mais aussi des connaissances de l’époque où ils ont été écrits ; Comme leur rédaction, en particulier pour la Bible, s’est étendue sur une période très longue, les « vérités » révélées sont parfois contradictoires d’un chapitre à un autre. » (Allègre, Dieu face à la science, Fayard, p. 228).

Les Turco-Mongols avaient l’esprit pratique et critique, étaient les hommes d’action. Les spécialistes s’étonnent de la construction très logique de leurs langues. Ils ne s’intéressaient pas beaucoup des mythes sur la création du monde par Dieu :

« Son action est conçu comme indirecte plus que directe. C’est ce qui est émané de Lui qui intervient de façon continuelle et, notamment, le souverain investi d’une grand partie de Sa puissance ; ne pouvant agir qu’en accord avec Lui. J’ai déjà dit que Son pouvoir créateur n’avait pas éveillé beaucoup d’intérêt. » (Roux, Religion …, p. 117).

Par ce rapport, un œuvre épique : « L’histoire secrète des Mongols » qui raconte la vie de Gengis Khan et l’histoire mythiques de ces ancêtres peut être considérée comme un œuvre religieux, au moins par les Sakha car Gengis Khan est une de leur divinités. Il faut y ajouter « La Yassa de Gengis Khan ». Le code morale des peuples des steppes et leurs histoires mythiques sont exposés aussi dans les épopées héroïques des Sakhas et des autres peuples turco-mongols.
En Yakoutie, sont édités plusieurs recueils des prières et des bénédictions tangraïstes. Il existe aussi la littérature scientifique tangraïste consacrée aux aspects pédagogiques et moraux de cette religion.
C’est vraie que les dogmes de la religion tangraïste ne sont pas strictement fixés, mais ce n’est pas nécessaire aux Sakha d’aujourd’hui comme ça n’était pas nécessaire à leurs ancêtres. Il serait ridicule de perdre du temps dans les discussions acharnées, par exemple, entre les partisans des interprétations monothéiste et polythéiste de la religion tangraïste. Ces interprétations n’ont aucune influences sur les rites, sur le code moral ainsi que sur le contenu des prières et des bénédictions.



Certains s’étonneront de l’absence du baptême ou d’un autre rite d’initiation à la religion. Mais ces rite n’existaient pas dans la majorité des religions antiques et n’existe pas dans certaines religions orientales. Pour les chamans blancs, prêtres de la religion tangraïste, existaient les rites d’initiation.

Chamanisme en Yakoutie

Ainsi le tangraïsme étaient la religion dominante des peuples turco-mongols pendant au moins 1500 ans – de Modoun aux petits-fils de Gengis Khan, et il a survécu jusqu’à aujourd’hui en Yakoutie. Tandis que le chamanisme existe sur les cinq continents chez tous les peuples avec les systèmes religieux non dogmatisés.
Le terme « un chamaniste » pour l’Européen moyen signifie « un représentant d’un peuple (sous-développé) qui ne confesse aucune des grandes religions ». On pense ainsi que les Indiens d’Amérique, beaucoup d’Africains, les Papous, les Tchouktches et les Sakhas confessent la même religion. Pourtant il existe évidemment une très grande différence entre le chaman Teb-Tenggeri qui a « couronné » Gengis Khan et un sorcier aborigène d’Australie.
C’est pourquoi, tout en se déclarant tangraïste, je refuse de dire que je suis chamaniste. Pour moi le chamanisme n’est qu’une pratique culturelle et médicale. Les chamans blancs sakhas (prêtres tangraïstes) sont aujourd’hui en majorité des comédiens professionnels, souvent avec les diplômes des études supérieures. Il existe aussi « les chamans noirs » qui sont les guérisseurs.
Les chamans noirs doués étaient souvent à la fois des hypnotiseurs, des poètes et des chanteurs, capables dans le costume lourd de quinze kilos de sauter pendant leurs danses à une hauteur d’un mètre et demi, ils pouvaient avaler les charbons ardents, maîtrisaient l’art de prestidigitation, savaient soigner beaucoup de maladies. Et ils étaient nombreux jusqu’à récemment. L’existence d’une telle quantité d’hommes doués m’étonne beaucoup.

Nous lisons dans le livre « Les chamans de la Sibérie et leur tradition orale, Albin Michel, 1998, Traduit et présenté par Yves Gautier) de Gavril Ksenofontov (1888-1937), éminent scientifique sakha (yakoute) :

« Parmi les paysans russes vivant au bord de la Léna dans la province de Yakoutsk, on ne trouve ni forgeron, ni tanneur, ni cordonnier, ni soigner de chevaux. Il y a longtemps qu’on a cessé de filer, de tisser, de broder, de tricoter des bas … Tous se procurent leur ustensiles auprès des artisans yakoutes. Ils sont incapables de pratiquer la castration sur leur cheptel. Quand un cheval est malade, ils vont voir un soigneur autochtone qui, au besoin, sait supprimer une dent ou même faire une césarienne. Ils ne cessent d’avoir recours aux otosut yakoutes – guérisseurs maîtrisant certains rudiments de la médecine tibétaine – ainsi qu’aux ilbisit – rebouteux-masseurs…
L’effet conjugué de tous ces facteurs (l’éloignement des centres culturels asiatiques, la faiblesse numérique de la colonisation russe, l’impossibilité de pratiquer l’agriculture…) a permis aux Yakoutes de conserver intacte leur antique culture chamanique des steppes. Etant les plus « reculés » en termes du développement culturel, ils présentent un intérêt notable aux yeux du chercheur poursuivant le but de reconstituer le mode de vie et de pensée des anciens nomades qui, jadis, inondèrent les steppes centrales d’Eurasie. » (Ksenofontov, Les chamans de la Sibérie, p. 19-20).

En effet, il est intéressant de comparer les observations de Ksenofontov avec celles d’Irène Mélikoff :

« L’expansion de l’islam parmi les tribus turques et leur conversion à la nouvelles foi a été le résultat d’un long processus d’évolution dans lequel les derviches et les marchands ont joué un rôle important…
Dans les villes, la culture islamique fut facilement assimilée… Mais dans les campagnes et dans les steppes, les tribus nomades conservèrent leur mode de vie traditionnel… Quand elles se convertirent à l’islam, ce fut sous la forme d’une religion syncrétique que l’on peut décrire comme un « chamanisme islamisé »…
L’aspect extérieur du derviche errant, kalendar ou abdal, différait peu de celui de chaman : tous deux étaient coiffés d’un bonnet fait de plumes d’oiseaux, rappelant le vol magique du chaman, portaient un batôn symbolisant le cheval, et leur tunique était ornée d’amulettes et de clochettes… Egalement, le zikr du soufi populaire n’est pas différent des cérémonies chamaniques destinées à amener l’état de transe. Dans les deux cas, la transe est recherchée dans un but de guérison. » (Mélikoff, Au banquet des quarante, p. 87-88).

Gavril Ksenofontov note :

« De nombreux chamanes yakoutes, qui sont aussi de brillants poètes doués pour l’improvisation, influent sur la psyché des malades par la beauté des images puisées dans le fond coloré de la langue populaire, et emportent leurs auditeurs jusqu’au éseptième ciel » par le jeu artistique des tragédies et des comédies divines. En assistant aux séances dramatiques des chamanes yakoutes, il m’est arrivé plus d’une fois de voir le public réagir spontanément au jeu exceptionnellement talantueux du chamane-acteur. La modulation vocale, la mimique et la gesticulation, la passion, l’incarnation vivante des maladies personnifiées, bref, tout ce que dans un autre contexte l’on appellerait l’art théâtral tend à donner vie aux esprit. De plus, à l’egard des malades chroniques les plus fortunés, les chamanes recourent à des procédés de suggestion hypnotique en les incitant à organiser plusieurs années de suite, à la saison où la nature foisonne, des fêtes animés avec des jeux, des chants et des tournois où affluent tous les parents proches et lointains, les amis, les connaissances et simple voisinage. » (Ksenofontov, Les chamans de la Sibérie, p. 27-28).

Irène Mélikoff écrit à propos des saints turcs :

« Dans la vie des saints turcs comme Ahmed Yesevi ou Hadji Bektash, on trouve de nombreux récits concernant des miracles, qui contiennent beaucoup d’éléments chamaniques. Par exemple, les saints avaient le pouvoir de se changer en oiseaux et voler. Ahmed Yesevi pouvait prendre l’aspect d’une grue, turna, un oiseau important dans le folklore turc. Quant à Hadji Bektash, il s’envola vers l’Anatolie sous l’espect d’une colombe.
Le symbole de l’oiseau se retrouve dans les rituels des Bektashis : leur danse (sema’), effectuée pendant leurs cérémonies, imite le vol de la grue… 
Les saints peuvent aussi prendre l’aspect d’animaux … » (Mélikoff, Au banquet des quarante, p. 88-89).

La grue (turuya en sakha) est un oiseau sacré des Sakhas. Mais il existe aussi les oiseaux chamaniques mythiques. Un extrait du récit de Gavril Alexeev (1925) :

« D’après ce qu’on dit, chaque chamane a une « mère-animal » sous la forme d’un grand oiseau à bec pic à glace, avec des griffes fourchues et une queue longue de trois bonnes brassées. » (Ksenofontov, Les chamans de la Sibérie, p. 59).

Un extrait du récit de Mikhaïl Govorov (1924) :

« Un jours, les esprits de neuf chamanes se liguèrent pour l’attaquer sous les traits de différentes bêtes – qui en ours, qui en loup, qui en chien, qui même en taureau, etc. Ils étaient si nombreux qu’ils finirent par prendre le dessus. L’autre chamane fut contrain à la fuite. Il se changea en un oiseau immense… » » (Ksenofontov, Les chamans de la Sibérie, p. 249).


Continuons les comparaisons.

« Les saints peuvent également faire bouger les montagnes… Les saints peuvent ressusciter les morts … Les saints peuvent provoquer la sécheresse ou la pluie à l’aide d’une pierre appelée Yada Tashi. Hadji Bektash change l’avoine en blé et quand le pays manque de sel, il fait apparaître des mines de sel… » (Mélikoff, Au banquet des quarante, p. 89).

Citons deux extraits correspondants sur les chamans sakhas. Commençons par celui du récit de Mikhaïl Borissov (1925) :

« On se mit en route. Une nuit le chamane dit à son compagnon :
« Je crois que je me déplace pour rien. Le malade ne va pas bien. Il y a cinq chamanes à son chevet. Quand nous arriverons, il sera déjà mort. Lorsque je commencerai à chamaniser, étale au milieu de la Yourte mon dessous de selle. Ensuite, tu m’abreuveras de lait. »
Enfin l’on arriva à la yourte d’Ynakhsyt [ainsi s’appelait le père du malade]. Son fils était déjà mort. Il y avait foule, et cinq chamanes. On pleurait, on se lamentait. On regrettait que Khamnatchit eût été déplacé pour rien.
Malgré tout Khamnatchit-Chamane se mit à faire ses incantations. Il demanda d’abord qu’on fît bouillir du lait. Pendant les incantations le mort ressuscita, demanda du lait, en fit des libations. Puis il dit :
« Je ne sais plus – étais-je mort ou sans connaissance ? »
Khamnatchit expliqua :
« Dès hier je me suis manifesté pour retenir la vie en lui. »
Le chamane fut remercié généreusement, et ramené chez lui sur trois chevaux » (Ksenofontov, Les chamans de la Sibérie, p. 249).

Un extrait du récit de Kouzma Sleptsov (1992) :

« Les deux chamanes arrivent à Tattintsy où il y avait une noce. Ils entrèrent dans la yourte d’une pauvre vieille femme qui n’avait rien à leur servir. Le chamane Katchikat fit claquer sa langue. Quatre côtes de bétail et deux bouteilles d’eau-de-vie apparurent sur la table, sorties droit des réserves du festin de noce. Le chamane Solkolookh fit aussi claquer sa langue. Un chargement de foin apparut. Les chamanes y passent la nuit. »  (Ksenofontov, Les chamans de la Sibérie, p. 185).

Les chamans sakhas pouvaient aussi provoquer la pluie à l’aide d’une pierre appelée Sata Tas qui correspons au Yada Tashi turc. Les récits sur les miracles chamaniques sont très nombreux.
Terminons par encore un extrait sur les saints turcs qui les rapproche avec les chamans sibériens :

Hadji Bektash n’était pas très enclin à la prière à la mosquée. Il préférait gravir une montagne avec ses abdals… Les derviches allumaient un feu et tournaient autour quarante fois, accomplissant sema’, danse rituel. » (Mélikoff, Au banquet des quarante, p. 89).

Tangraïsme et pédagogie

Pour se perpétuer, une culture a besoin de se renouveler de manière à faire face aux problèmes du temps présent. Après avoir subi, des années durant, l'impact puissant de la culture technocratique envahissante, les spécialistes sakhas ont appris à réévaluer les valeurs traditionnelles afin de privilégier celles qui sont porteuses de progrès, qui allient des éléments autochtones et universels. Ils comprennent bien que le retour au passé n'est plus possible ; ce qui est encore possible c'est le recours à ce passé pour y puiser les principes directeurs de la vie nouvelle.
Le professeur Iosiph Portniaguin analyse dans son livre « Ethnopédagogie « Kut-Sur » (Мoscou, Аcademia, 1999) la pédagogie traditionnelle populaire des Sakhas. Le but de l’éducation est, selon lui, n’est pas de détruire en l’enfant le sentiment du sacré, mais de le purifier, de l’élever. Vu la conservation de la spiritualité et des rites tangraïstes en Yakoutie, il recommande d’utiliser sans l’éducation son code moral qu’il formule dans les termes suivants (p.26) :

  • soit toujours honnête et juste ;
  • ne tue point, ne détruit pas, ne casse jamais;
  • soit propre et organisé ;
  • ne soit pas envieux, ne vole pas ;
  • ne soit pas un contestateur stérile ;
  • rejette des mauvaises habitudes, respecte les faibles ;
  • soit sage dans tes actions ;
  • soit persévérant, n’aie pas peur des difficultés ;
  • soit fidèle, généreux et cordiale, ne te corrompt pas.

Notons que la Yassa de Gengis Khan exigeait l’exécution pour la vol important, le mensonge, l’adultère, la corruption, l’escroquerie. Les Sakhas n’utilisaient pas des injures fortes et ne savaient pas mentir. Ils ne mentaient pas même à leurs ennemis ce qui étonnaient beaucoup d’officiers russes de l’Armée rouge pendant la guerre civile en Sibérie. Vatslav Serochevski, qui a été exilé en Yakoutie de 1880 à 1892, témoigne :

« Les crimes comme le viol d’une femme, le non respect du contrat, la tromperie, la fraude, apparemment était inconnus aux Sakhas et aucune punition n’est prévue dans ces cas. » (Serochevski, Yakouty (Sakhas), Moscou, 1993, p. 488-489).

C’est pourquoi un des dix Commandements de la religion chrétienne : « Vous ne porterez point de faux témoignage contre votre prochain » qui laisse la possibilité de mentir à d’autres que ses prochains peut choquer un Sakha qui se tient aux valeurs traditionnelles.
La religion tangraïste continue à assumer en Yakoutie sa fonction de guide moral : éclaire la conscience sur le bien et le mal, indique des règles de vie en société, propose à la personne un projet d'accomplissement, oriente l'action. Son enseignement donne la possibilité, quelles que soient les convictions personnelles des élèves, de reconnaître et d’apprécier l’héritage culturel et spirituel de leur peuple. Elle crée, comme les autres religions, une communauté de pensée, de célébration, d'engagement et des actions ; permet de se sentir partie d'une grande famille ce qui est important pour le bien-être personnel.
Chaque individu tente d'améliorer la qualité de sa vie, mais on le comprend de façon bien différente. Sous l'influence de la famille, du système éducatif et des proches, des médias, un individu définit ses valeurs morales et intellectuelles, élabore une méthode d'évaluation de la qualité de sa vie. Bien sûr, il est impossible de mesurer le bien-être général par un indicateur, par exemple le produit intérieur brut (PIB). En effet, cet indicateur évalue le niveau d'activité économique ce qui ne reflète pas nécessairement le niveau de vie. Pour évaluer la qualité de la vie il faut tenir compte de plusieurs paramètres, en particulier :

- la richesse immatérielle ;
- le bien-être économique ;
- la qualité de l'environnement ;
- l'état de santé et l'espérance de vie ;
- la qualité de la vie sociale ;
- la stabilité politique ;
- le niveau de sécurité, etc.

La protection et l'amélioration de l'environnement, l'augmentation de la richesse immatérielle, la garantie d'un niveau convenable de bien-être économique, la stabilité politique, le niveau suffisant de sécurité sont les composantes importantes de la qualité de la vie pour tous. On peut intégrer tous les droits fondamentaux de l'homme dans le droit à la qualité de vie.
La richesse immatérielle comprend le savoir-faire et le savoir-vivre personnels, la créativité, etc. Les Sakhas se tiennent à leur religion traditionnelle car elle leur aide à améliorer leur qualité de la vie en contribuant à l’augmentation de leur richesse immatérielle, à la qualité de leur vie sociale. La priorité accordée à la meilleure façon d'acquérir ou de générer cette ressource précieuse qu'est la richesse immatérielle, ne peut plus être considérée comme un idéalisme à l'époque où le savoir (qui inclut des notions telles que l'imagination, les valeurs, les images, la motivation, autant que les compétences techniques en tant que telles) joue un rôle de plus en plus central dans la vie économique et politique.
Le savoir et l'information ne diminuent pas si on les partage avec les autres. On peut ainsi transmettre le savoir-faire à ceux qui en ont besoin. Plusieurs personnes peuvent utiliser le même savoir et, ce faisant, ils ont une base de plus pour produire un supplément de savoir. Le savoir est par nature inépuisable et non exclusif, il est un multiplicateur de la richesse et de la force. Même les plus faibles et les plus pauvres peuvent également l'acquérir. Le savoir sert à convaincre et même à transformer. Il permet de reconnaître et contourner dès l'abord les mauvaises situations, évitant, par là, le gaspillage de la force ou de la richesse. Les convictions positives et les savoirs de l'ordre de la culture générale se diffusent facilement et contribuent à l'amélioration des composantes essentielles de la qualité de la vie telles que la qualité de l'environnement, la stabilité politique et le niveau de la sécurité de la population.

Possibilité de confesser une autre religion


Pour ceux qui s’intéressent de l’existence et de la survie d’une âme ou des âmes d’un homme, la possibilité du passage de son âme ou de ses âmes après sa mort dans les autres mondes (par exemple, au paradis ou en enfer) la religion tangraïste dans mon interprétation personnelle n’est pas suffisante. Il existe des groupes d’intellectuels qui méditent sur le concept traditionnel tangraïste de l’existence de trois âmes (« kut ») chez un homme.
Leurs efforts se heurtent en Yakoutie sur la résistance de l’église orthodoxe qui veut que les rites tangraïste restent un phénomène purement culturel et redoute la renaissance du « paganisme ». Cette confrontation est aggravée malheureusement par l’interprétation polythéistes du tangraïsme qui est fréquente car beaucoup de Sakhas ne connaissent pas bien l’histoire des peuples turco-mongols et, par conséquence, l’interprétation classique monothéiste de leur religion traditionnelle.
Je préfère porter sur l’Univers un regard purement personnel, à la fois scientifique et spirituel, critique et constructif.
L’autre voie consiste dans l’adoption d’une grande religion plus canonisée. Vu l’environnement russe des Sakhas, c’est plus souvent la religion chrétienne, mais parfois l’islam, le bouddhisme, le bahaïsme, etc. Ces conversions sont rares mais ils ne sont pas difficile car le Dieu dans la traduction des tous les textes sacrés est identifié avec Tangra. Ainsi un Sakha de n’importe quelle confession peut rester tangraïste. Cela signifie simplement qu’il continuera à suivre les rites et les gestes, devenues automatique chez tout Sakha : nourrire le feu, participer aux rites de la rencontre du Soleil, bénir les amis et projeter sur eux les pensées et les paroles positives. Les courtes prières qui accompagnent ces rites peuvent être chrétiennes, musulmanes ou bouddhistes …
Les chrétiens étaient nombreux parmi les cavaliers des steppes, ainsi les Turc Öngüt avaient « une onomastique qui, à travers les transcriptions chinoises, se révèle, comme l’a montré M.Pelliot, souvent nestorienne : Chen-wen (=Siméon), K’ouo-li-ki-sseu (=Georges), Pao-lou-sseu (=Paul), Ya-kou (=Jacques), T’ien-ho (=Denha), Yi-cho (=Icho, Jésus), Lou-ho (=Luc). » (Grousset, L’empire des steppes, p. 430).
Je porte, moi-même, un nom chrétien car les Sakhas ont été christianisés au XVIII et XIX siècles par l’Eglise orthodoxe : mon prénom Grigori se prononce « Kirgéléï » en sakha. Mais cette conversion au christianisme n’étaient souvent qu’une artifice fiscale  car un baptême autorisait une exemption d’impôt pendant trois ans. Yves Gautier écrit :

« Une exonération d’impôt vaut bien une messe, se disait-on à l’instar d’un certain roi de France. Dans les faits, c’étaient les Russes qui, le plus souvent, adoptaient les croyances et la langues yakoutes. » (Ksenofontov, Les chamanes de la Sibérie, p. 20).

Le rituel religieux se présente souvent, comme un moyen de donner un caractère solennel aux actes importants qui jalonnent l'existence. Ni l'adhésion aux croyances ni une appartenance confessionnelle n'en sont plus la raison nécessaire: c'est bien la cérémonie elle-même, qui est porteuse de sens. Ainsi le mariage religieux, pour beaucoup de jeunes, fonctionne comme un «rite de passage», qui permet l'accès à un nouvel état social mais qui a beaucoup perdu, ses dimensions spécifiquement religieuses.
Un tangraïste reste toujours plus tolérant aux croyances des autres ce qui corresponde aux tendances générales du développement des religions. La confession d’une religion plus dogmatisée peut éventuellement offrir à une personne des éléments de réponses aux grandes questions sur la vie après la mort, sur la fin des temps, sur le bien et le mal, sur la souffrance, et ainsi contribuer à donner un sens à la vie, éclairer sur le pourquoi de l'existence.
Pourtant je pense personnellement que l’avenir peut appartenir aux religions qui assument une fonction scientifique et sont compatibles avec une vision scientifique du monde, qui contribuent de la façon efficace à l’augmentation de la richesse immatérielle des personnes qui les pratiquent. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire