vendredi 10 décembre 2010

Tangraïsme comme une grande religion

Une religion qui est né il y a au moins 2300 ans, qui a été répandue sur une grande partie de l’Eurasie pendant plus de 1500 ans, peut être légitimement classée parmi les grandes religions : « Qu’on n’oublie pas que ces hommes dont le berceau et l’aire habituelle de mouvance se situent dans les forêts et dans des steppes en marge des terres de haute civilisation ont été appelés maintes fois à jouer un rôle politique et culturel essentiel dans l’histoire de l’Eurasie, la détruisant et la reconstruisant, lui fournissant des rois, lui insufflant de nouvelles forces vives puisés dans leur sauvage retraite. On doit d’attendre à ce que leur religion se place au même niveau que leur action. » (Roux, Religion … , p. 284).



Fondement idéologique des empires

La religion tangraïste a servi longtemps à la consolidation des peuples des steppes. Il suffit de citer encore une fois Jean-Paul Roux : « C’était l’idée forte des Turcs et des Mongols, celle qui sera répétée pendant quelque deux mille ans des Hiong-nou aux Ottomans. Avec quelques variantes dans la forme, dix fois, cent fois on relira cette phrase : « Comme il n’y a qu’un seul Dieu dans le ciel, il ne doit y avoir qu’un seul souverain sur la terre »» (Roux, Histoire de l’Empire mongol, p. 242).


© D. Nicolle, A. McBride


Troubetskoï décrit le rôle de la religion tangraïste en Empire mongol dans les termes suivantes :

« Etant un homme profondément religieux, Gengis Khan pensait que la religiosité était une composante nécessaire de cette orientation psychique qu’il appréciait dans ses subordonnés. Afin d’accomplir sa tâche intrépidement et inconditionnellement, un homme doit intuitivement, non de façon abstraite, mais par tout son âme croire que sa destinée et les destinées des autres et du monde entier sont entre les mains d’un être suprême, infiniment supérieur et à qui on doit accorder une confiance absolue ; ce ne peut être que le Dieu mais pas un homme. Un guerrier discipliné, qui sait bien exécuter les ordre de son chef ainsi que diriger ses propres subordonnés, sans jamais perdre estime à soi-même et, par conséquent, capable d’estimer les autres et susciter leur respect, ne peut être, en fait, subordonné qu’à une instance immatérielle, non terrestre, à la différence d’une nature servile, qui a une peur terrienne, qui a les désirs terriens, qui a les ambitions terriennes. » 

Analysons maintenant une affirmation intéressante de Troubetskoï :

« Le pouvoir de Gengis Khan comme d’un élu et d’instrument du dieu de Ciel n’a été fondé que du point de vu du chamanisme, c’est-à-dire d’une religion le plus flou dogmatiquement qui ne prétendait pas à une large diffusion, sans force offensive et incapable de concurrencer les autres religions dominantes en Asie et en Europe. »

On peut être d’accord que la religion tangraïste n’est pas très dogmatisée et reste assez flou. Mais l’existence des prêtres, appelés les « chamans blancs » montre qu’il est exagéré de parler d’une religion trop amorphe. C’est vrai que les khans ne soutenaient pas le renforcement du pouvoir des chamans blancs et de leur organisation hiérarchique. Ainsi, les tentatives de Teb-Tenggeri, grand chaman de l’Empire mongol, de contrôler les actions de Gengis Khan a entraîné rapidement son exécution.
L’expression « ne prétendait pas à une large diffusion » par rapport de la religion tangraïste signifie l’absence de l’agressivité, du désir d’imposer leur religion aux autres peuples car elle s’est répandue, plusieurs siècle avant Gengis Khan, sur les immenses territoires du Pacifique au Danube. Elle ne tentait pas de concurrencer les autres religions car, du point de vue des cavaliers des steppes, tous les grandes religion étaient compatibles avec leur religion.


Compatibilité avec les autres grandes religions

L’art militaire des cavaliers des steppes a atteint très tôt un niveau très élevé et ensuite s’est développé lentement à cause de cette performance. Nous observons le même phénomène par rapport à la religion tangraïste.
En effet, la religion tangraïste dans son interprétation monothéiste a servi plus de 1500 ans à l’idée de l’unité des peuples turco-mongols même à l’idée de la création de l’Empire universel.
La complication de ses dogmes et leur fixation étaient impossible à cause de la trop large diffusion de cette religion. A la différence, par exemple, de la religion chrétienne, où les dirigeants des différentes Eglises imposent leurs interprétations des dogmes et luttent contre le non-conformisme, la religion tangraïste n’a été basé que sur les principes générales reconnues pratiquement par tous les peuples turco-mongols. La fixation rigide des dogmes aurait pu empêcher les tentatives permanentes de réunir ces peuples autour des chefs ou les peuples ayant reçu les signes de bienveillance de Tangra, convainquant pour les habitants des steppes.
Evidemment, pendant les périodes du morcellement, les différents peuples et tribus commençaient à interpréter à leur manière la religion tangraïste. Certaines tribus passaient, sous l’influence de leur voisins païens, à l’interprétation polythéiste. Mais quand un nouvel empire naissait, l’idéologie dominante essayait de renforcer l’interprétation monothéiste de la religion tangraïste.
On peut penser qu’on le faisait consciencieusement et pas seulement dans le but du renforcement du pouvoir des khans puissants mais aussi pour une meilleur compatibilité de la religion d’Etat avec les religions des peuples soumis.
Les Turco-Mongols pensaient qu’ils croyaient au même Dieu que les chrétiens, les musulmans, les juifs et que tous les religions sont les différentes voies qui mènent au même Dieu, unique et tout puissant.
Ils s’étonnaient des discussions et conflits religieuses violents et des peuples sédentaires. Nous lisons dans une lettre, reçu en 1248 par le roi de France d’un représentant du Grand Khan en Iran :

« Le roi du monde ordonne qu’il ne doit avoir, de par la volonté de Dieu, nulle différence entre Latin, Grec, Arménien, nestorien, jacobite et tous qui honorent la Croix : ils ne font en effet qu’un à nos yeux. » (Roux, Histoire de l’Empire mongol, p. 316).

Les khans acceptaient volontiers les paroles et les argumentations des représentants de toutes les religions :

« Hethum raconte que Mongka recut le baptême en sa présence. Djuzdjani affirme qu’à la demande de Berke il récita la shahadda (profession de foi musulmane) qui, dite devant témoin, vaut acte d’adhésion à l’islamisme. C’était dans les habitudes des princes mongols que de faire croire à chacun de leurs interlocuteurs qu’ils avaient embrassé leur religion » (Roux, Histoire de l’Empire mongol, p. 349).

Quand la confrontation entre les représentants des différentes religions devenait trop forte, le pouvoir organisait les discussions et les colloques afin d’entendre toutes les opinions et prendre les décisions nécessaires pour calmer les esprits. Ainsi, en 1258, le Grand Khan Mongka a chargé son frère Khubilaï d’organiser une grande colloque avec la participation de 300 religieux bouddhistes et 200 taoïstes.
La conversion des autres religions, fortement canonisée, à la religion tangraïste était bien sûr difficile. Mais la plupart des adeptes de ces religions trouvaient facilement les arguments pour justifier la coexistence pacifique de leur religion avec la religion tangraïste. Ainsi, un certain Baha al-Din a expliqué  à Khubilaï pourquoi les musulmans ne tuaient pas les Mongols :

« Il est vrai que Dieu nous commande de tuer les infidèles, mais on désigne par ce nom ceux qui ne connaissent pas un être supérieur, et, comme vous mettez le nom de Dieu en tête de vos ordonnances, vous ne pouvez pas être rangés parmi eux. » (Roux, Histoire de l’Empire mongol, p. 397).

Tangraïsme islamisé

Ce paragraphe est consacré à la brève exposée des résultats des recherches d’Irène Mélikoff, professeur émérite des Universités, sur les traces du tangraïsme dans le Bektachisme et l’Alevisme en Turquie. Elle écrit dans la préface de son livre « Au banquet des quarante : Exploration au cœur du Bektachisme-Alevisme, Istambule, Isis, 2001 » :

« Le Bektachisme, de même que l’Alevisme ne sont pas tant des religion que des faits sociaux. C’est un attachement à un mode de vie qui était au départ tribal. C’est avant toute chose, le respect de croyances et de traditions ancestrales.
En tant que tel, il contient en lui toutes les différentes croyances inhérentes aux peuples turcs depuis leur origine, ainsi que des adstrats provenant d’échange d’influences. » (Mélikoff, Au banquet des quarante, p. 5).

Ces « deux courants parallèles dont les différences sont historiques et sociales plutôt que religieuses » (Mélikoff, Au banquet des quarante, p. 24) remontent au même saint populaire : Hadji Bektach qui vivait au XIIIè siècle. L’Alevisme s’est surtout développé dans les steppes anatoliennes, le Bektachisme s’est répandu surtout en Thrace et dans les Balkans. L’Ordre des Bektachis fut le plus le plus important des ordres populaires dans l’Empire Ottoman. Il était étroitement lié au corps des Janissaires.

« Etant originairement nomades ou semi-nomades, les coutumes des Alevis étaient différentes de celle de citadins : dans leurs villages, il n’avait pas de mosquée et ils ne pratiquaient pas les règles extérieures de la religion musulmane. Ils ne faisaient pas les cinq prières quotidiennes, ne tenaient pas le jeûne de Ramadan, ne respectaient pas l’interdit des boisson alcoolisées, leur femmes ne se voilaient pas, elles assistaient aux assemblées, assises aux côté des hommes. Les Alevis sont en général monogames. » (Mélikoff, Au banquet des quarante, p. 26).
« Les anciens Turcs et Mongols croyaient au Dieu-Ciel, Gök-Tengri…
Tengri est Dieu suprême. Il peut se manifester à travers des signes cosmiques : foudre, inondation, tremblement de terre, sécheresse. Mais il reste toujours éloigné des malheurs des hommes…
Les dieux uraniens sont distants et passifs. Ils laissent donc leur place à des divinités qui sont plus proches de la réalité de la vie.
Le soleil, parce qu’il est le Principe de la vie, est plus proche des hommes…
Dans le contexte islamique, la divinisation du soleil prend la forme d’Ali, Shah-i Merdan, le Roi des Hommes. Pourtant Ali en tant que divinité solaire, apparaît comme le denier stade d’une évolution complexe : entre la divinité solaire et le dieu représenté sous forme humaine, il y eu un long chemin à franchir, et bien des influences différentes.
Lorsque j’ai entendu pour la première fois le nefes (psaume) du poète Kizilbash Dervish Ali :

C’est lui qui créa la terre, le ciel, le monde,
Le trône céleste, je ne connais d’autre dieu qu’Ali !

Je fus profondément troublée. C’était si différent de tout ce que j’avais appris sur la Turquie et l’islam turc. Je tentai de comprendre la raison pour laquelle les Bektashis adoraient Ali comme un dieu alors qu’ils n’étaient ni chiites duodécimains, ni ismaéliens.
Ce qui me frappa en premier fut qu’ils n’employaient pas le nom « Allah » mais celui du dieu suprême des anciens Turc, Tengri, en turc moderne, Tanri - comme si l’emploi de « Allah » semblait être blasphématoire alors que Tengri ne l’était pas.
Je compris rapidement qu’Ali était une divinité solaire. Dans les villages d’Anatolie centrale, il est identifié au soleil levant et on prie à ce moment. Ali a pour symboles des animaux solaires : le lion, la grue communément identifié au phénix, et le bélier. » (Mélikoff, Au banquet des quarante, p. 90-91).

Dans son livre « Sur les traces du soufisme turc : Recherches sur l’islam populaire en Anatolie, Istambule, Isis, 1992 » Irène Mélikoff écrit :

« Nous avons vu que les croyances des Bektachis-Alevis reposent sur la croyance à la réincarnation... Ceci serait peut-être dû à un substrat du Bouddisme qui était très répandu parmi les Turcs Uyghurs et qui a persisté en Anatolie, à l’époque sedjoucide : par exemple la célèbre famille Ertena était bouddiste.
Il y a aussi la croyance à la manifestation de Dieu sous forme humaine. A l’époque musulmane, Dieu se manifeste sous forme de Ali. Mais Ali peut, à son tour, se manifester sous l’apparence de prophètes ou de saints …
Si l’on essaie d’approfondir le phénomène d’Ali, on voit que c’est une divinité solaire. Il est identifié au soleil levant et prié à l’apparition de l’astre. Et ceci nous ramène à Dieu-Ciel (Gök-Tengri) des Anciens Türks.
Je signalerai un fait éloquent : les Alevis utilisent le nom Tengri ou Tangri, de préférence à Allah qu’ils semblent éviter… » (Mélikoff, Sur les traces du soufisme turc, p. 23).

Citons maintenant le livre d’Irène Mélikoff « De l’épopée au mythe : Itinéraire turcologique, Istambule, Isis, 1995 » (p. 240) :

« Je terminerai par un poème dont on ne connaît pas l’auteur, car il n’a pas cité son nom, comme le veut la coutume, au début du premier vers du dernier quatrain. Le seule chose qu’on puisse dire qu’il appartenait sans doute à la classe lettrée, probablement aux confréries bektachies des centres urbains. Il semble également probable que le poète appartient à une époque récente, car il exprime le rejet du vocabulaire arabe et persan et proclame l’identité turque. Il reflète l’essence même du soufisme turc populaire : il contient une condamnation de la foi aveugle et dogmatique, un appel à l’ouverture vers « l’autre » et une exhortation à rechercher l’Amour, la seule voie qui mène à la divinité. La poète manifeste aussi sa répugnance à verser le sang en condamnant les sacrifices d’animaux.

Dépuis la pré-Eternité, nous sommes enivré par le vin et l’Amour,
Notre sanctuaire est la Taverne, la Mosquée ne nous convient pas.
Nous avons étanché notre soif avec l’Eau du Kevser.
Nous avons les versets du Coran, le Commentaire ne nous convient pas.

Nous avons découvert les Symboles de la Connaissances spirituelle,
Nous avons appris à comprendre le sens de « Bismillah ».
Nous avons contemplé la Beauté Divine ?
Les houris et les ghilmans du Paradis ne nous conviennent pas.

Nous n’avons pas besoin des fetvâ du mufti,
Car nous avons appris à connaître les Gens de l’Amour.
Nous adorons Adam, nous ne sommes pas rebelles.
Satan qui ne respecte pas l’Homme, ne nous convient pas.

Nous cherchons le Seigneur au fond de nous-mêmes,
Nous découvrons Dieu dans nos extases.
Nous parlons la langue turque dans nos cérémonies.
L’arabe et le persan ne nous conviennent pas.

Nous sommes venus vers le seuil du Bien aimé,
Nous nous sommes enveloppés avec foi dans le manteau de l’Ami.
Nous avons posé nos têtes dans l’arène de l’Amour.
Les sacrifices d’animaux ne nous conviennent pas.

Si tu n’entends pas mes paroles, n’essaie pas de te rapprocher.
Si tu veux comprendre la science de la Sagesse,
Attache-toi au monde des initiés.
En dehors de l’Amour, la religion et la foi ne nous conviennent pas.

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