vendredi 10 décembre 2010

Ma Sibérie

Je tiens à l’explication scientifique du monde et en même temps je crois à ma manière à Tangra, dieu des peuples turco-mongols car je suis Sakha de la Sibérie. La culture traditionnelle sakha est une synthèse des composantes turco-mongoles et arctiques; la mentalité du peuple est fondée sur le respect de la nature, sur l'harmonie avec l'environnement. Sous nos yeux, en Yakoutie, se développe un processus intensif, de nouvelles synthèses de la culture traditionnelle et de la culture scientifique.

Cavaliers du Grand Nord

On ne sait toujours pas aujourd'hui quand et comment les premiers cavaliers, parlant des dialectes turcs et mongols, trouvèrent les pâturages qui s'étendent dans les vallées de la Léna, si éloignées pourtant des steppes de la Sibérie du Sud.



La population autochtone qui vivait de la chasse et de l'élevage des rennes dans la taïga, la toundra et les montagnes, permit aux nouveaux venus de s'installer dans les vastes pâturages dont elle n'avait pas besoin. Elle échangeait des fourrures contre des produits d'artisanat.
Bien avant l'arrivée des Russes, les descendants de ces groupes turcs et mongols, avec une partie des tribus toungouses et paléoasiatiques, se consolidèrent en un nouveau peuple Sakha. Ce peuple, plus connu à présent sous le nom déformé de Yakoute, compte aujourd'hui environ de 500 000 personnes et occupe un immense territoire de plus de 3 000 000 km² dans le nord-est de la Sibérie.
Le pays des Sakhas (Yakoutie) resta longtemps "forteresse sans murs" principalement en raison de son climat extrêmement sévère. Les relations des Sakhas avec les autres peuples turcs et mongols furent coupées avant l'adoption par ces derniers de la religion musulmane ou bouddhiste. Ainsi isolé, le peuple Sakha va connaître un développement culturel et intellectuel tout à fait original en conservant des traditions très anciennes, disparues depuis longtemps en Asie Centrale et en Mongolie.



C’est pourquoi les Sakhas présentent un intérêt notable pour la reconstitution du mode de vie et de pensée des anciens cavaliers des steppes qui, aux époques d’Attila et de Gengis Khan, ont joué un si grand rôle dans l’histoire mondiale.



Ainsi, dans les grands poèmes épiques de tradition orale s'ouvre un univers tout à fait extraordinaire, non seulement pour le lecteur étranger, mais parfois pour les Sakhas contemporains eux-mêmes.
Le pays des ancêtres des Sakhas dans ces épopées n’est pas dans le Grand Nord mais plutôt non loin de la mer Aral :
«Je regarde vers l’Ouest, là je vois la mer Aral, elle ne cesse de sonner ses lames. Cette contrée, dont on ne connaît pas les bords, est d’une incomparable beauté.»
Mais ce pays est en danger :
« Les ennemis commencent à offenser notre Pays du Soleil et veulent détruire les heureux habitants et leur bétail. »
Mais les guerriers sont prêts à défendre leur pays :
«Ceux pour qui le mot «ma patrie» n’est qu’un son, pour qui les steppes natales ne sont pas plus chères que les champs fertiles des pays étrangers, ne sont pas de vrais batyrs, chevaliers des steppes !»
«Pour un homme, il est honteux de mourir vieux dans son lit d’une maladie banale. Quelques gouttes de sang pour la patrie, un petit tas de matière pour la terre, voilà la mort digne d’un vrai chevalier !»
Les batailles sont réglementées même dans le cas où l’adversaire est un monstre. Les idéaux de la noblesse, de la gloire sont prioritaires pour les héros, ils pensent aussi à leur prestige posthume pour les générations futures, ce qui est très important pour eux. Même les monstres préfèrent mourir, plutôt que s’humilier devant les vainqueurs et perdre ainsi leur prestige.
Le poème épique est rempli de scènes de poursuite et des exploits fantastiques des guerriers nobles. Le récit se termine par le mariage du héros principal, ses noces qui sont en même temps la fête de la victoire. La chamane divine les bénit :
«Que les récompenses et les châtiments soient distribués, que les massacres soient terminés, et que le destin noir s’éloigne. Vivez dans la paix pour avoir un bétail fécond, pour construire des berceaux à vos enfants.»

Je suis né en Yakoutie Centrale. Mes parents étaient à l'époque très jeunes (20 ans), mon père faisait ses études dans un collège maritime, ma mère était comptable. Après ses études prises en charge par l'Etat, mon père devait travailler trois ans dans la flotte de pêche dans le delta de la Léna dans le Grand Nord.
Ainsi mes premiers souvenirs d'enfance sont les espaces infinis de toundra couverts de petites fleurs et le grand fleuve Léna (longueur 4 300 km).
La situation de la Yakoutie en Russie ressemble à la situation du Québec au Canada. La Yakoutie Centrale ressemble un peu au Québec du Sud. Pour mes parents, la vie dans le Grand Nord était donc une expérience passionnante.
En effet, la Yakoutie Centrale, avec ses vastes pâturages et prairies, ses oasis de steppes, ses troupeaux de chevaux et de vaches, ressemble davantage à l'Asie Centrale ou à la Mongolie, qu'à une région du Grand Nord. La population ici est plus dense. On peut, d'un village, voir le village voisin, ce qui est impossible dans la Yakoutie du Nord où les villages sont séparés par des dizaines ou des centaines de kilomètres. En été, les températures montent jusqu'à 38° C et même 40° C, mais l'hiver est plus froid que sur le bord de l'Océan Arctique.
Mais, même en Yakoutie Centrale, au milieu de l'été torride, quand l'herbe est fanée sous les rayons d'un soleil qui ne se couche que très peu, le sol est gelé en permanence à une profondeur d'un mètre à un mètre cinquante. Sous chaque maison il y a une cave froide où les habitants gardent leurs stocks d'aliments et de l'eau potable sous forme de glace.
Ainsi, tout le territoire de la Yakoutie est couvert par la congélation éternelle comme par une cuirasse. Son épaisseur atteint 1500 mètres. Cette abondance de sols gelés s'explique par l'existence sur le territoire du pôle du froid de l'hémisphère boréal. La Yakoutie est ouverte aux masses d'air du Nord ; des chaînes de montagnes empêchent la pénétration de l'air chaud du Pacifique et de la Chine.


Don d’enfance

La navigation dans la basse Léna ne dure que 3-4 mois. En hiver, mon père travaillait comme technicien (radio et groupe électrogène) dans les villages.
L'hiver polaire dure huit mois. Quand le vent est assez fort, il se produit souvent un phénomène spécifique des régions polaires : la "poudrerie". Pendant sa durée, qui peut être de plusieurs jours, la poudrerie réduit considérablement la visibilité et interrompt tout déplacement et finit parfois par ensevelir les habitations.
Pendant quelques mois d’hiver le soleil ne se lève pas : c’est la nuit polaire. Quand le ciel n’est pas couvert des nuages, on peut admirer les aurores boréales qui sont intenses et splendides dans le delta de la Léna. Mais, dès le dégel, début juin, la nature se réveille en sursaut ; les glaces fondent. La surface du sol se gorge d'eau, la toundra s'empresse de fleurir. Le soleil oublie de se coucher à l'horizon : la journée polaire et les nuits blanches durent tout l'été.
Avec la curiosité d’un jeune enfant, j'aimais observer cette métamorphose saisissante de la nature, l'éblouissante magnificence des pelouses arctiques. Pourtant, en foulant le sol gorgé d'eau, on s'appuie toujours, à une profondeur de quelques dizaines de centimètres, sur une surface gelée dure comme la pierre. Les pêcheurs gardent souvent leur stock de poisson dans de grands réfrigérateurs naturels taillés dans les glaces souterraines. Les plus grands de ces dépôts sont constitués de plusieurs chambres et salles froides liées par des couloirs dont les murs brillent comme du cristal sous la lumière électrique.
Pour pêcher en hiver on commence par creuser pour atteindre l’eau. On casse la glace au moyen d’une grande pique en fer. L’épaisseur de la glace dépasse la hauteur d’un homme. Lorsqu’il perce la glace et atteint l’eau, il doit se sauver car l’eau sous pression commence à jaillir en sifflant.

Un hiver, nous avons habité dans un petit village très isolé (au moins à 150 km des autres villages), dans une île formée par deux bras du fleuve Léna et par l'Océan Arctique.
Je n'avais pas beaucoup de jouets et j'aimais construire des maisons avec des livres et d'autres objets. Ensuite je mettais dans ces "maisons" des "habitants" (pions du jeu d'échecs) qui représentaient nos voisins et les autres habitants de notre village. Ils menaient la vie quotidienne ordinaire et parfois un peu extraordinaire.

Je dis ainsi un jour :
- Voilà, Ammosov et ses amis, la police arrive, les arrête".
Quelques jours après les policiers arrivent de la ville de Tiksi, centre du département, et arrêtent ces messieurs. Ils ont commis un délit et personne n'était au courant.

Les villageois ne touchaient pas leur salaire en espèce (par suite de l'isolement), chaque mois un télégramme de leur société de pêche annonçait le montant de leur salaire et ils pouvaient s'approvisionner dans leur magasin dans la limite de leur salaire. Mais ces télégrammes arrivaient souvent en retard.
On commençait alors à me demander :
- Grigori, quand aurons-nous notre télégramme ?
Le plus souvent, je ne répondais pas tout de suite et continuait mes jeux. Puis, un jour, je déclarais dans le langage primitif d’un enfant :
- Le télégramme va arriver. On aura du beurre, on aura du sucre !
Et le télégramme arrivait sans faute.

Un jour j’annonçai :
- Un bateau va arriver. Khara-ol est devenu matelot.
Ma mère objecta :
- C’est impossible ! Khara-ol est un cocher, qui s’occupe toute la saison de ses attelages de chiens. Actuellement, il doit pêcher pour créer son stock de nourriture pour ses nombreux chiens. En plus, il ne parle pas russe et ne peut pas être engagé dans la flotte.
Mais un bateau arrive et à la grande stupéfaction de ma mère, elle voit Khara-ol sur le pont en uniforme de matelot.

Encore une prédiction qui semblait impossible pour mes parents :
- Grigori s’est trompé cette fois. Il dit que le fils de Marina est rentré et que Marina boit de la vodka et qu’elle est légèrement ivre.
- Ce n’est pas possible car il est en prison dans la Sibérie du Sud à 3000 kilomètres d’ici.
- Et il doit rester en prison encore quelques années.
Le lendemain, Marina, joyeuse, vient annoncer la nouvelle :
- Je suis heureuse ! Mon fils est rentré à la maison. C’est une grande surprise pour moi car je n’étais pas au courant de l’amnistie.
- Grigori nous l’a dit mais nous n’étions pas non plus au courant. Il a dit aussi que tu as bu de la vodka et a été légèrement ivre.
Marina rit :
- Evidemment ! J’étais ivre, un peu de vodka et beaucoup de bonheur.

Je cherche parfois dans les livres des explications. Télépathie, transmission de pensée ... Peut-être. J'aimerais bien avoir maintenant ce don très utile. Mais je suis d'accord avec les chercheurs qui écrivent que la voyance ne peut être qu'épisodique, pas pendant toute la vie et pas dans tous les lieux. Je ne crois pas aux prédictions des voyants professionnels.


Modernisation de la conception du monde

On dit que, probablement, j’ai perdu mon don d’enfance à cause des mes études. En effet, je suis professeur des Universités, docteur d’Etat en mathématiques, j’ai aussi une formation diplomatique et juridique approfondie. On me dit que, dès que mes activités intellectuels seront moins intenses et que j’aurai beaucoup de temps à méditer tranquillement, mon don d’enfance pourrait revenir.



De toute façon avec une telle expérience personnelle, je suis moins sceptique que beaucoup d’autres scientifiques par rapport, par exemple, aux mythes chamaniques. Je sais avec quels efforts s’effectue le progrès scientifique, comment nos connaissances sont limitées. La Science est pour moi un flambeau qui s’allume et éclaire une partie de plus en plus importante de la Réalité qui est pourtant infinie. Ainsi notre Savoir sera toujours petit par rapport à l’Inconnu ce qui laisse beaucoup de place au Mystique.
Ayant servi longtemps la Science je n’aime pas des explications sans démonstrations convaincantes des différents domaines du Mystique. Mais chacun a le droit de croire à une explication ou tenir à une conception du monde si sa croyance ou sa foi ne porte pas un préjudice direct aux autres. C’est pourquoi je ne m’intéresse pas des discussions sur l’existence ou non du Dieu (Tangara ou Tangra en sakha) et je crois à ma manière à Tangra.
Tangra est, pour moi, l’ensemble de tous les champs et les forces inconnus et de leurs sources, capables d’aider l’homme. C’est aussi un symbole qui me permet de mobiliser mes ressources intérieures connues et inconnues. Mes ancêtres étaient tangraïstes et je suis content de perpétuer sur les bases modernes les traditions d’une culture originale et étonnement tolérante.

Pendant les XIX-XX siècles la religion traditionnelle des Sakhas a subi la pression d’abord de la part de l’Eglise orthodoxe, puis du pouvoir soviétique. Mais les coutumes tangraïstes (vénération du Ciel et du Soleil, du feu, des lieux sacrés) et le code moral traditionnel restent toujours vivants.
Encore au début du XX siècle les Sakhas étaient un peuple à la philosophie chamanique aussi intacte que possible. Actuellement les Sakhas ont un niveau d’éducation élevé. Il passe le processus de la modernisation de la religion traditionnelle qui la rend compatible avec la conception scientifique du monde.
Dans cette modernisation nous jetons un regard attentif sur les témoignages historiques sur les croyances traditionnelles des peuples turco-mongols car tous ces peuples croyaient autrefois à Tangra (Tengri, Tanri).
Notons que la majorité des tribus sakhas sont venues au Grand Nord après le XIV siècle, qui a été marqué par l’effondrement de l’Empire mongol. Plus de 30% des mots sakhas sont d’origine mongole. Gengis Khan est divinisé par nos ancêtre.

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